Tôles froissées
A) 23 août 2018. — «Selon un portail spécialisé, les primes d’assurance automobile ont nettement baissé ces dix dernières années, une évolution qui a notamment profité aux jeunes conducteurs masculins. La concurrence accrue entre assureurs et l’avènement des offres en ligne expliquerait cette tendance». Tom Shark lit avec attention l’une des news qui figurent en une de différents quotidiens. Il ne peut masquer son agacement, lui qui vient d’être victime d’un accident dans un parking. Rien, somme toute. Une touchette. Sauf que sa voiture, la nouvelle Lamborghini Urus, venait de lui être livrée et qu’elle doit déjà repartir en carrosserie. Mais il y a pire. La conductrice qui l’a heurté, considérant pour sa part qu’il était responsable de l’accident, a appelé la police et Tom est désormais contraint de s’expliquer et de se défendre tant vis-à-vis des autorités administratives et pénales que de son assureur. Avec le risque de se voir retirer son permis et d’être sévèrement sanctionné s’il échoue à démontrer son innocence. Que de temps et d’énergie gaspillés, sans même parler de son humeur massacrante qui ne devrait pas s’apaiser de sitôt…
B) 23 août 2021. — Tom Shark se dirige au volant de sa Lamborghini Spacestar de l’hôtel Métropole au Casino de Monte-Carlo. Au moment d’obliquer à droite, devant le Club Bagatelle, il perçoit un véhicule qui s’approche à grande vitesse. Malgré un freinage d’urgence déclenché automatiquement par l’intelligence artificielle de son véhicule, le choc survient quelques secondes plus tard. L’aile avant droite de son bolide est sérieusement endommagée, mais elle lui permet encore de rouler. Après avoir parqué sa voiture, il se dirige vers le conducteur de l’autre véhicule et lui présente une carte comportant les données de sa Lamborghini, carte que ce dernier transmettra à son assureur. Le conducteur lui tend à son tour sa carte. Voilà: le tour est joué. Après un échange très bref, Tom appelle son concessionnaire dans le but de faire réparer au plus vite son petit bijou. Quinze jours plus tard, il croise au bar de l’hôtel de Paris le conducteur avec lequel il avait connu ce petit accident. Après les politesses d’usage, il l’interroge sur les conséquences économiques de l’accident:
— Quel a été votre pourcentage de responsabilité?
— 92 %.
— Ah bon? Et quelle a été l’augmentation de prime subséquente?
— Je n’en ai subi aucune, car j’avais une assurance qui couvrait ce risque. À défaut, j’aurais payé 1 euro de plus par an.
— C’est donc pour ce motif que vous n’avez pas sollicité d’arbitrage humain?
— Absolument.
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D’ici quelques années, en cas d’accident, les données des véhicules impliqués seront, avec le consentement des détenteurs, uploadées par les assureurs puis soumises à un algorithme qui permettra d’établir la responsabilité de chacun. De fait, les données collectées sont en nombre suffisant pour une telle analyse: géolocalisation, vitesse, attention des conducteurs (degré de fatigue ou d’alcoolémie), configuration des lieux, statistiques d’accident, défauts des véhicules concernés…
Les litiges en matière d’accident seront ainsi jugulés grâce à une prédiction précise du résultat d’une procédure tant administrative que pénale ou civile. Nul besoin désormais de s’écharper ou de plaider sa cause, dès lors que l’intelligence artificielle permet de résoudre presque tous les cas. Les conducteurs insatisfaits du résultat de la prédiction pourront solliciter un arbitrage humain, puis saisir les tribunaux.
L’ensemble de ce processus aura pour avantage d’engendrer une diminution massive des primes d’assurance, car les procédures par nature onéreuses deviendront l’exception. Il s’agira d’une phase intermédiaire avant l’introduction des voitures autonomes. Les crises de bile liées à un accident de voiture pourraient ne devenir très bientôt qu’un lointain souvenir.
Cette chronique a été publiée dans L’Antipresse du 26 août 2018.